Lucie Durbiano, Orage et Désespoir

Orage et désespoir

Orage et Désespoir
Gallimard, 2006
124 pages

Comme beaucoup d'éléments de cette histoire, le titre déjà semble appeler une double référence : évoque-t-il les deux héroïnes principales, prénommées Orage et Désespoir, ou les péripéties du récit, qui commence un après-midi d'orage et se poursuit sur une île où vivent des personnages désespérés ?

Le début a la légèreté et le naturel apparents des films d'Eric Rohmer : deux adolescentes arrivent au bord de la mer, où elles retrouvent leurs compagnons de jeux des années précédentes. Martin et Orage sont encore à l'aube de leur adolescence, mais Désespoir et Pierre ont atteint l'âge des premières idylles. Un bel inconnu mystérieux vient troubler le jeu, le tout donne lieu à des dialogues mi-sérieux mi-badins. Le père divorcé des deux filles invite sa nouvelle amie flanquée d'un chien encombrant, et on semble bien parti pour une comédie des sentiments. Mais tandis que Désespoir cède aux sirènes de l'amour, Orage en voit de bien réelles au large d'une mystérieuse île de la baie, et manque de se noyer en cherchant à les rejoindre. Un vieillard s'écroule mort devant les enfants sur la plage, Désepoir disparaît...

Ce fil narratif nous entraîne dans une toute autre ambiance, celle des récits d'aventure pour enfants et adolescents. La barque qu'empruntent Martin, Orage, Pierre et le chien pour partir à la recherche de Désespoir ne s'appelle pas le "Saute-moutons", mais le personnel du Club des cinq est bien là; il a juste les émotions de son âge, au contraire de la version originale assexuée. Par ailleurs, les garçons remarquent qu' "on se croirait dans Tintin", plus particulièrement dans l' Ile noire, à laquelle Lucie Durbiano emprunte la scène de rencontre avec un vieux marin qui révèle les légendes de l'île. L'inconnu qui sauve Orage de la noyade et séduit Désespoir est un brun ténébreux, énigmatique et hors d'âge, à la Corto Maltese, dont les aventures sont aussi évoquées par le graphisme de la couverture, qui rappelle celui des éditions couleurs des albums du marin publiées dans les années 90... Mais contrairement au scénario de l' ''Ile noire", où le mystérieux se dissolvait finalement dans une explication rationnelle, le récit s'enfonce ici toujours plus dans un fantastique de roman gothique et dans le mythique : sur l' "île aux mortes", un souterrain conduit à un manoir tout droit échappé du XIXème siècle, où semble se jouer une reprise du thème de l'éternelle jeunesse. Les références s'accumulent, suggérant autant d'interprétations possibles du récit, mais toutes partielles et contradictoires.

L'artificiel et le surnaturel gagnent peu à peu sur le naturalisme de départ (mais le ver était dans le fruit, comme en témoignaient les prénoms incongrus des deux héroïnes). Les références, les associations mentales éveillées évoquent des genres, ambiances ou fragments d'histoires multiples, qui toutes gravitent autour de l'idée d'île (île noire, d'Ulysse, des morts (Böcklin), du moine (Corto Maltese), mystérieuse ou au trésor, etc.). Ces connotations finissent par nimber l'île d'une aura émotionnelle et fantastique, et l'histoire d'un soupçon de double fond, de sens caché ou de structure sous-jacente. Une impression qui rappelle assez celle que laissent les livres de Raymond Roussel, où des jeux de mots arbitraires sont réinterprétés et développés en des scènes hallucinantes mais comme secrètement cohérentes. L'histoire ici ne semble-t-elle d'ailleurs pas souvent librement improvisée (d'où aussi le nombre de fausses pistes, d'amorces laissées sans suite), et pourquoi pas à partir du titre, lui-même un jeu de mots sur une tirade célèbre du Cid de Corneille (O vieillesse ennemie) ?

Et justement la question de l'âge et du temps qui passe (ou pas) est au coeur de l'histoire. De quel trésor en effet est-il ici question, quel dilemme s'agit-il de trancher, à quelles sirènes faudrait-il résister ? L'imminence du drame qui doit nouer le destin des personnages fait coïncider le temps arrêté, figé des habitants de l'île et celui instable, tendu vers l'avant des héros adolescents. Leurs identités et leurs voix se croisent, se cherchent, se perdent, se retrouvent dans le huis-clos que fournit le cadre de l'île, en même temps qu'elle est un lieu hors du monde et du temps où peuvent s'ouvrir toutes grandes les portes du fantasme.

Mais déjà le récit retombe sur ses pattes, et tout l'épisode fantastique semble s'éloigner comme un songe à demi incompréhensible. On se croirait revenu au point de départ, comme si de rien n'était ; mais malgré les apparences on a changé d'âge, on est devenu adulte ou adolescent, à la faveur d'une initiation ou au prix d'un renoncement. Et puis la conclusion n'est pas vraiment satisfaisante. Les morceaux ne collent toujours pas, a-t-on vraiment bien saisi le fin mot de l'histoire ? Du temps passe, et soudain on se surprend à feuilleter à nouveau cet album, comme si un secret intrigant sous-tendait l'apparente évidence de ses images fraîches et élégantes...

Gabriel Umstätter
Décembre 2006

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